Master en gouvernance des systèmes de santé

 Laurier
" Le courage et la persévérance du laurier, la victoire couronnée "


Parle-moi de ton parcours, de ton travail au quotidien dans ton service, la façon dont tu exerces, quelles sont tes motivations, que trouves-tu d’intéressant dans la spécificité de ton service ?

Mon parcours d'infirmière HES en soins aigus de pédiatrie, suivi d'un CAS de praticienne formatrice et d'une spécialisation en soins intermédiaires, m'a fait découvrir un milieu clinique très galvanisant. Les défis quotidiens dans l'accomplissement de soins de qualité, efficients, et dans le respect de l'enfant et de sa famille, la grande responsabilité et l'autonomie dans ma pratique, le travail d'équipe avec des collègues ultra investies m'ont apporté beaucoup de satisfaction. Mais au fil des années, confrontée aux mêmes problématiques récurrentes, je me suis sentie de plus en plus impuissante. Sous-effectifs, problèmes d'organisation, non reconnaissance de la profession, fatigue chronique, difficultés de communication interdisciplinaire, baser la pratique sur des évidences scientifiques… Afin de mieux comprendre le système dans lequel j'évolue et pour espérer un jour avoir plus d'impact sur ces problématiques, j'ai choisi de faire un Master en gouvernance des systèmes de santé. J'espère à l'avenir développer un rôle plus impactant sur le système de santé suisse, non seulement pour la valorisation d'une profession sous-utilisée à mon sens, mais surtout pour augmenter la qualité et l'efficience des soins apportés aux citoyens de ce pays.

L’idée de devenir infirmière est venue par hasard au cours de stages, j’ai été attirée par la diversité des rôles assumés par une infirmière et par sa fonction de "plateforme" entre tous les intervenants et "d’avocate" du patient.

J'ai eu mon diplôme en 2010, j’exerce depuis neuf ans et demi. J’ai choisi le service de pédiatrie pour la complexité des soins en triade enfant/parents/infirmière. J’exerce à 40%, pour cause de maladie (maladie non causée par ma profession). Mon travail au quotidien est réglé à la minute près. Souvent, on est déjà en retard avant même d’avoir fini le rapport de la veilleuse. La priorisation est complexe, car tout est important et doit être fait rapidement. Il faut énormément réfléchir pour garantir ce qui sera le mieux pour l’enfant, car des dizaines d’intervenants gravitent autour de la situation de soin. Chacun a son propre point de vue sur la situation, sa propre expertise, et ses propres ordres à effectuer le plus rapidement possible. A moi de réfléchir rapidement pour estimer les priorités. L’activité est très fluctuante. Elle peut être très intense, puis dans l’heure qui suit se calmer puis repartir à cent à l’heure. Je dois être très flexible mais surtout toujours garder en tête la sécurité de mon patient au milieu de ce flot constant de va-et-vient de dizaines de personnes différentes, d’informations souvent contradictoires ou incomplètes et d’émotions de tout le monde (enfant, parents et collègues !). Je dois pouvoir non seulement réfléchir, mais expliciter ma réflexion avec un langage différent suivant à qui je m’adresse. En fait, je parle pleins de langues, et dois comprendre la réalité de tout le monde. Je dois actualiser mes connaissances tout au long de ma journée de travail : elles évoluent vite dans la profession. L’incertitude du projet de soin du patient, ainsi qu’une collaboration interdisciplinaire très "personne-dépendante", font que ma journée de travail est un véritable défi : vais-je arriver à tout faire en 12h ? à ne pas laisser trop d’inconnues à la collègue suivante ? à régler un maximum de problèmes ? Tout ça en montrant une attitude calme et bienveillante vis-à-vis de tout le monde… La communication est vraiment la clé de voûte de tout l’édifice, et c’est loin d’être simple. Je dirais que bien se connaître est aussi essentiel pour pouvoir affronter cet environnement complexe et (trop) rapide.

Il faut s’imaginer que les situations de soins sont souvent inimaginables pour la plupart des gens en dehors des soins : des maladies rares, des handicaps très lourds, des parents catapultés dans un monde parallèle avec la maladie ou l’accident de leur enfant, des décisions éthiquement complexes, des choix impossibles, des traitements qui ne sont pas testés sur les enfants donc toujours avec un plus grand risque d’effets secondaires inconnus, des situations sociales et économiques parfois très délicates… Et pourtant, mon environnement de travail est joyeux, il y a des dessins d’enfants au mur, des jouets, des médecins qui font du ping-pong avec leurs patients, de la musique, des clowns, on rit beaucoup avec mes collègues, on a pleins de petites attentions les unes pour les autres. Je ne suis pas blasée, mais les nouvelles du monde extérieur me font rarement peur et ne me rendent pas forcément triste : je vois ce que la souffrance humaine génère, et je vois les résultats des dérives de notre monde au sein même de mon unité. Par exemple quand une famille décide de quitter son pays et tout ce qu’elle a pour faire soigner leur fils gravement handicapé en Suisse. La famille vient, elle pose le gamin chez nous et elle fera tout pour ne jamais repartir. Notre monde et nos injustices flagrantes, les gouffres énormes entre la qualité de vie des uns et des autres, tout se retrouve condensé chez nous, à l’hôpital.

Ma journée peut commencer avec un retour à domicile d’un enfant guéri d’une leucémie après des mois de combat et une joie de toute l’équipe, et finir par l’admission d’un autre, victime d’un accident de la route où il a perdu ses deux parents. Joie, tristesse, colère, frustration, satisfaction, euphorie, rires… Les montagnes russes émotionnelles sont mon quotidien ! La gestion de ces émotions aussi. Ce que nous voyons est intolérable pour l’humain, les décisions que nous devons prendre ne devraient jamais exister. Et pourtant. On est des humains qui devons prendre des décisions si difficiles pour d’autres êtres humains, qui pensent que nous savons où nous allons. Bien sûr, nous travaillons sur des bases scientifiques, mais l’humain n’est scientifique que jusqu’à un certain point : sur quoi se base-t-on pour juger de la qualité de vie d’un enfant gravement atteint d’une maladie congénitale rare et rapidement dégénérative ? Comment accompagner les parents dans leur processus ? Comment "penser" ces situations impensables ? Quand je sors à 20h de l’unité de pédiatrie, quand la nuit est tombée comme en ces jours de janvier, que les rues sont désertes car on est en semi-confinement, que je marche en respirant l’air de ce monde extérieur "normal", je me dis parfois qu’on est folles d’avoir choisi cette profession.

Ma motivation principale est mon autonomie de jugement et de décision, la relation en triade avec les parents et l’enfant, la collaboration interdisciplinaire lorsqu’elle fonctionne, la sensation d’être une équipe qui vise les mêmes buts, le soutien de mes collègues et de ma hiérarchie, la complexité du travail cognitif (pratique réflexive, connaissances pointues à mobiliser, recherche d’expertise dans la connaissance et la technique, pratique organisationnelle complexe et fluctuante, incertitudes à gérer), les "moments parfaits" où j’ai eu l’impression que tout s’est déroulé de manière optimale pour le patient et ses parents. En ces temps de semi-confinement, manger au restaurant du personnel est un plaisir ! Pas besoin de faire à manger !

 

Trouves-tu que ton expertise infirmière soit valorisée sur ton lieu de travail et peux-tu mettre en pratique les compétences apprises lors de tes études ?

Oui, mais les mentalités sur mon lieu de travail doivent encore beaucoup évoluer. Je suis passée en 2010 de "infirmière Bachelor = madame je sais tout, se prend pour un petit médecin" à une conception beaucoup mieux comprise aujourd’hui. Les compétences techniques sont très valorisées, ainsi que les compétences relationnelles, et le leadership infirmier est reconnu dans mon unité. Par contre, la pratique basée sur des preuves probantes n’est pas encore au point… Elle en est à ses prémisses, avec les infirmières cliniciennes qui poussent dans ce sens, mais la recherche infirmière reste encore peu comprise et très peu pratiquée au sein de l’équipe au quotidien.

 

Penses-tu que l’art ait sa place dans des soins de qualité ?

Oui, il y est déjà ! Il faut de la créativité pour mener à bien le projet de soin, trouver des astuces qui conviendront spécifiquement à ce patient-là. Il y a de la beauté à effectuer un geste technique selon les règles de l’art tout en gérant la douleur de l’enfant ou même en le faisant rigoler durant le soin. Il y a de la beauté à mener une communication qui apaise l’enfant, le parent ou la collègue. Le monde symbolique est présent au quotidien, avec la proximité de la souffrance et de la mort. La vie prend un tout autre sens, la spiritualité est au cœur de nos expériences humaines. L’art nous permet d’accéder à cette beauté, à cette symbolique et à la dimension spirituelle de la vie que nous vivons si fortement lorsqu’un enfant est gravement malade.

 

Que penses-tu de mettre en lumière de manière artistique la profession infirmière à travers le body art et la mise en beauté ?

Nos corps d’infirmières souffrent du travail difficile du quotidien, un travail difficile physiquement et émotionnellement. Ce que je vois, ce sont des corps d’infirmières meurtris par leur pratique lourde, avec des horaires et des contraintes contraires au rythme biologique d’un corps humain. Rendre le corps beau, surtout celui des infirmières, c’est leur rappeler qu’elles ne sont pas que des instruments de soin, mais qu’elles vivent leur profession très profondément en elles. Le vécu du quotidien s’inscrit dans nos cellules, jour après jour, et nous façonne. Il faut aussi que les infirmières inscrivent dans leur corps toute la beauté de la profession qu’elles exercent.

 

Penses-tu que l’aspect artistique de ce projet puisse renforcer de manière positive l’initiative populaire pour des soins infirmiers forts ?

Je pense qu’actuellement le lien entre des soins infirmiers forts et le body art n’est pas évident au premier abord. Il faut que nous présentions des arguments scientifiques, qui prouvent que le rôle de l’infirmière augmente l’efficience des soins pour le patient, pour la société et ce à un coût moindre. Ensuite, prendre soin des soignants, c’est garantir l’efficience des soins. Ce lien-là n’est pas évident, mais il doit être mis à jour, ce que ton projet illustre parfaitement !

 

Penses-tu que l’aspect esthétique que je propose amoindri les aspects professionnalisants que nous revendiquons au travers de cette initiative ?

Non car le corps est notre outil de travail. Notre corps global : physique, cognitif, émotionnel et spirituel. Prendre soin de ce corps, le rendre beau, c’est aussi montrer que les conditions de travail actuelles de notre profession blessent ce corps, le rendent faible et vulnérable, et que c’est aussi pour ça que les infirmières sont épuisées aujourd’hui. Même les plus jeunes partent, parfois peu de temps après l’obtention de leur diplôme… Nous ne sommes plus une génération qui accepte de sacrifier notre corps, pas par superficialité, bien au contraire, mais parce que nous sommes conscientes que c’est notre premier allié pour assurer nos responsabilités soignantes au quotidien

 

Penses-tu qu’il soit important pour une infirmière d’apprendre à prendre soin d’elle et de renforcer son estime de soi, son bien-être personnel, de reconnaître ses forces et faiblesses et de savoir se positionner pour être une infirmière épanouie et efficace au sein des équipes et avec les patients ?

Oh oui, c’est une certitude. Se connaître soi-même est à mes yeux un des côtés de la médaille, et l’autre est celui de bien connaître et comprendre le monde qui nous entoure. J’ai vu beaucoup d’infirmières, et moi-même aussi, souffrir de se retrouver confrontées à la logique entrepreneuriale de l’hôpital (soumis comme nous tous au système capitaliste qui veut que de l’argent soit produit), alors qu’elles avaient choisi cette profession pour des valeurs humanistes.

Se connaître bien soi-même et son environnement permet de faire la synthèse de ces contradictions, ou en tout cas de trouver un chemin qui nous convienne. En tout cas, c’est ce que je crois.

 

Est-ce que la crise du COVID a changé drastiquement tes conditions de travail, ta manière d’exercer ta profession ?

Je n’ai pas été très impactée par la crise au vu de mon pourcentage.

 

​​Si tu avais un souhait, que changerais-tu pour la communauté des infirmières et de tous les soignants ? 

Une meilleure compréhension de la réalité de chacune, une curiosité et une empathie pour essayer de mieux se comprendre, car cela produirait plus d’amour et de confiance entre tous les soignants, une meilleure santé de chacune et une meilleure prise en soin de nos patients. En fait, nous devrions toutes et tous à notre endroit prendre plus soin de nous-même et des autres autour de nous (même de nos grands chefs que nous percevons comme des personnes éloignées de la réalité des soins et qui ne s’intéressent qu’à faire de l’argent). A nouveau, c’est notre communication qui constitue la clé de cette meilleure compréhension !

 

As-tu déjà pensé à arrêter la profession ? 

Non jamais. 

 

Si tu pouvais changer de voie que ferais-tu ?

Franchement, je ne sais pas. Il n’existe à mes yeux aucune profession aussi riche que celle-ci.


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Commentaires

Martine
il y a 8 mois

Quel joli témoignage. Merci aux infirmières d'être là, ce sont toujours elles qui nous rassurent et nous expliquent correctement les choses. Bravo !